Fictions psychanalytiques
Par une semaine glaciale de février, sept personnages se rendent chez leur psychanalyste et s’installent dans la salle d’attente. Il y a Daniel, délaissé par une mère qui lui préfère son jeune frère, Sandra, toujours en retard pour sa séance, ou encore Laurent, bouleversé par cet étrange cauchemar qu’il a fait la veille…
Dans ce moment d’entre-deux, sorte de sas entre la vie quotidienne et la vie intérieure, leurs pensées vagabondent et leurs sentiments sont décuplés par cette attente dont ils ne savent pas exactement quand elle prendra fin. Tandis que la parole se déroule, se projette, entre réalité et fantasme, entre angoisse et espoir, ce sont les mystères de l’inconscient que l’on découvre, mais aussi sa logique implacable et sa drôlerie.
En quelques mots, nous entrons dans l’intimité de chacun et, au-delà, dans la complexité et la richesse de la pensée humaine.
Lecture
De l’attente à l’attentat…
« Attente-attentat. Deux petites lettres et hop on se reconnecte. Les deux mots sont de la même famille, ont la même racine. C’est ça qui me tue. Ce moment crucial où je rencontre la cruauté des mots ou seulement leur résonance funeste[mfn]Bonnaud H., Monologues de l’attente, Paris, Éditions JC Lattes, 2019, p. 59.[/mfn]».
Le temps suspendu de l’attente
Dans ce livre, nous découvrons sept personnages dans l’attente de leur séance avec leur analyste. Pour certains c’est un rendez-vous « installé », pour d’autres une première rencontre, jamais au hasard, pour d’autres enfin des retrouvailles…
Dans ce « temps suspendu[mfn]Ibid., p. 9.[/mfn]» de l’attente, avant que la porte ne s’ouvre, on prépare déjà sa séance – ce « rendez-vous secret », « ce trou d’air » – on se débranche et on se laisse associer librement : c’est « le temps un, c’est du brut, ça vient tout seul, ce sont des pensées silencieuses, dispersées […], et le temps deux c’est la parole filtrée par le temps un, une parole plus ajustée […]. C’est la parole filtrée par l’élucubration de l’attente[mfn]Ibid., p. 99-100.[/mfn]».
Dans ce lieu familier et hors du temps, on se laisse aller à cette élucubration silencieuse, « ça parle à tout va et même à toute allure[mfn]Ibid., p. 11.[/mfn]», chacun est à la recherche d’un bien dire ce qui fait le plus intime de son être, sans risque apparent puisque dans la salle d’attente, on est tout seul. « Tout ce qui se dit ou plutôt se pense dans la salle d’attente est en prise avec les associations qui viendront s’énoncer dans la séance elle-même. Elles constituent, en avant-poste, le matériel même de la séance[mfn]Ibid., p. 10.[/mfn]».nVoilà que le ton de la séance est donné. On y découvre ainsi un pan de la vie de chacun, leurs constructions fantasmatiques, on aperçoit leur symptôme, réponse au point de réel rencontré qui vient faire trauma initial et dont chacun se met en quête.
Le point de réel
La psychanalyse propose de considérer le symptôme « comme un point d’interrogation dans le non-rapport sexuel[mfn]Leduc C., « Attentat sexuel. Part. 4 », disponible ici.[/mfn]». Elle considère que l’émergence d’un désir sexuel dans le corps a pour chacun un effet traumatique, qu’un abus ait réellement eu lieu ou pas. C’est à ce point, où cette jouissance sexuelle fait effraction – par son caractère d’extériorité et d’étrangeté – que se forme le symptôme.
C’est le lot de tout sujet qui vient au monde, du fait de la structure même du langage. Chaque parlêtre, face à ce traumatisme fondamental que Lacan nommera trou-matisme, trouve au un par un, une solution particulière face au réel auquel il est confronté.
Nous approchons, dans ce livre, ce qui, pour chacun des sept personnages est venu faire effraction, est venu faire trauma initial, le sujet se retrouvant, par l’intrusion de l’Autre, « de son savoir, de son désir, de sa jouissance », relégué à la place d’objet, percuté en son corps par « un trop d’excitation sexuelle insensé qui exile le sujet dans une sexualité toujours symptomatique[mfn]Zuliani É., « Attentat sexuel. Part. 2 », disponible ici.[/mfn]».
Par exemple, une des patientes nous dit ainsi : « J’ai choisi de m’allonger sur un divan pour que l’analyste, en douceur, me délivre de ce mal explosif caché clandestinement dans mon corps[mfn]Bonnaud H., op. cit., p. 116.[/mfn]», comme une tentative de venir dire cet « attentat » ressenti au plus intime de son être. Un autre se sent « un pauvre type », « un petit mec », d’avoir été, pour son père, « l’objet à repousser[mfn]Ibid., p. 25.[/mfn]».
Pour une des analysantes c’est ce signifiant « retard », venu marqué sa naissance, qui se rejoue inlassablement dans le fait d’arriver en retard pour sa séance. « La parole […] agit comme […] la pluie de lalangue qui nous tombe dessus et imprègne le corps[mfn]Ibid., p. 73.[/mfn]». Elle vient ainsi mettre en avant l’impact du signifiant sur le corps et sur le destin du sujet.
Enfin, avec la patiente de la salle d’attente numéro deux, nous apercevons que l’attentat peut être fantasmé, et non pas seulement réalisé. Pour elle, le plus intime apparaît le plus dangereux, le plus angoissant. Elle observe : « [cette violence] je suis incapable de dire d’où elle vient. Cela ne s’explique pas. Je ne vais pas fantasmer une scène de viol ou d’inceste pour l’expliquer comme le font les psys aux États-Unis ![mfn]Ibid., p. 54.[/mfn]»
En réponse à ce trauma initial, chacun va tenter d’élaborer une fiction ordonnant et régulant le rapport des sexes entre eux, pour tenter de faire exister ce qu’il n’y a pas, et faire qu’une relation à l’Autre sexe, au partenaire, soit possible malgré tout.
La mauvaise rencontre
Ces séances ont lieu à l’aube d’un même fait divers qui résonne dans chacune des salles d’attente : une femme est morte, probablement tuée par son mari (lui même en analyse) qui a perdu la mémoire.
Si, pour chacun, le fantasme permet de mettre un voile sur cette effraction que constitue cette première rencontre avec le sexuel, permettant que la relation à l’Autre sexe soit rendue possible ou supportable, nous voyons avec ce crime, que pour d’autres, « c’est justement dans l’arrachage du voile que la rencontre sexuelle fait attentat[mfn]Dupont L., « Attentat sexuel. Part. 1 », disponible ici.[/mfn]».
En effet, lorsque le voile du fantasme recouvrant le réel se déchire, le sujet se retrouve face à la jouissance obscène de l’Autre, sa jouissance sexuelle sans frein. Le sujet se retrouve alors réduit à l’objet de jouissance de l’Autre sans l’appui d’une fiction, d’une construction signifiante, qui lui permettrait de supporter la jouissance en jeu, de se décaler de cette place à laquelle il se retrouve assigné.
Chacun des analysants va alors apporter sa lecture singulière de ce crime, lecture qui portera la marque du fantasme de chacun.
Il peut y avoir quelque chose de fascinant à penser que l’on peut tuer l’autre – que l’on ressent parfois comme malveillant, qu’on a choisi mais qu’on ne supporte plus – sans en garder la moindre trace.
Cet homme a peut-être tué sa femme sans le vouloir, « à son corps défendant[mfn]Bonnaud H., op. cit., p. 26.[/mfn]». Sait- on jamais ce qui peut se passer dans la tête d’une femme ! Après tout, « un homme est toujours contrarié par sa femme », conclut un autre, qui s’imagine « inventer le verbe de la relation entre les sexes » mais n’y arrive pas. D’ailleurs, toutes les femmes ne sont-elles pas des « emmerdeuses », comme lui disait son père ?
Hélène Bonnaud, par une des autres fictions posera également la question : peut-on tuer sous transfert ?
Pour le sujet au cœur de cette énigme, le souvenir est d’abord flou, il a cru rêver. Et puis l’angoisse monte, il a cette impression de l’avoir tuée « pour de vrai ». Une phrase revient enfin en mémoire : « pousse-toi, tu prends toute la place[mfn]Ibid., p. 174.[/mfn]». « Le mot qui blesse n’est jamais loin ». Et puis c’est le trou…
Dans cette fiction qu’elle utilise pour transmettre quelque chose du discours analytique, H. Bonnaud nous permet, par son éthique du bien dire, par les mots justes et précis qui sont les siens, de cerner ce qui de cette rencontre avec le réel peut faire effraction pour chacun et comment chaque Un va tenter de s’en débrouiller par ses constructions et trouvailles… Elle met en lumière l’importance de l’analyse pour tenter de faire passer dans l’ordre symbolique ce traumatisme premier inscrit dans le réel.
JC Lattès
Auteur
Hélène Bonnaud
Rédacteur
Marine Bouvet
Éditeur
JC Lattès
Année
2019
Pages
250 pages
Prix
18 €