Les Mirages de la liberté

Quarto n° 135

Résumé – Présentation

Les discours contemporains nous vendent une liberté qui mènerait sur le chemin du bonheur. « Sois libre d’être toi ! » Nos cabinets sont truffés de témoignages de sujets aux prises avec les déconvenues d’une telle injonction qui revêt des formes différentes.

Mais quelle serait cette liberté d’être soi qui ne souffrirait d’aucun soupçon d’imposture ? De quoi un sujet veut-il se libérer ? Qu’est-ce que la liberté en psychanalyse lacanienne, et quelle orientation pouvons-nous en déduire dans la clinique en termes d’interprétation ?

Pour clore notre ligne éditoriale, nous avons choisi d’interroger le signifiant de la liberté. Bien que cette notion ait le vent en poupe, elle n’est pas sans révéler quelque ambiguïté par sa forte accointance avec le surmoi. Le discours contemporain vend une illusion de liberté en misant sur la prolification d’objets auxquels le sujet s’aliène en lieu et place d’un accrochage au signifiant qui, nous le verrons notamment grâce aux élaborations des analystes de l’Ecole, est précisément la condition d’une possible liberté. Une rencontre avec Chalah Chafiq, sociologue et écrivaine iranienne, témoigne de la façon dont la langue peut constituer un interstice vers la liberté. C’est précisément ce qu’explore la rubrique sur l’interprétation en psychanalyse lacanienne.

Points forts 

  • Textes autour de la liberté en psychanalyse lacanienne
  • Elaborations des analystes de l’Ecole
  • Textes préparatoires au Congrès de l’AMP : Tout le monde est fou
  • Interview de Chahla Chafiq
  • Rubrique sur l’interprétation

Éditorial

Ce numéro clôture deux années d’une ligne éditoriale dont le désir était porté par l’invitation lancée par Lacan de « rejoindre […] la subjectivité de son époque 1 ». Pour clore cette série, nous avons choisi d’interroger le signifiant de la liberté. Bien que cette notion ait le vent en poupe, elle n’est pas sans révéler quelque ambiguïté par sa forte accointance avec le surmoi. Le discours contemporain vend une illusion de liberté en misant sur la prolification d’objets auxquels le sujet s’aliène en lieu et place d’un accrochage au signifiant qui, nous le verrons, est précisément la condition d’une possible liberté. « L’aliéné, tout comme l’addict dont il est le quasi-synonyme, sont les martyrs d’une aliénation qui résiste à tout idéalisme de libération. Faute d’être aliéné à l’Autre, il est aliéné à l’objet qu’il a dans la poche. 2 » La clinique des addictions telle que l’abordent Pierre Sidon et Sonia Chiriaco est à ce sujet paradigmatique.

Certes, « le sujet, tenu par l’Autre où il situe la cause de son désir, n’est pas libre, mais il est un grand voyageur » remarque Dominique Corpelet. Du grand voyage de l’inconscient, le rêve trace les chemins de traverse. « Le rêve a beaucoup plus de liberté dans l’expression, n’a pas du tout besoin de s’occuper de la compréhension […]. Le rêve est libéré de ça […]. Il y a une sorte de liberté, la liberté de rêver les bêtises, de rêver les non-sens tranquillement. C’est pourquoi, à cet égard, le rêve est plus proche de l’inconscient. 3 »

Une rencontre avec Chahla Chafiq, sociologue et écrivaine iranienne, témoigne de la façon dont la langue peut constituer un interstice pour la liberté. C’est précisément ce qu’explore la rubrique sur l’interprétation en psychanalyse lacanienne. En dépliant la distinction entre l’interprétation du début de l’analyse et l’interprétation qui suit la traversée du fantasme, Clotilde Leguil se glisse subtilement derrière le voile transférentiel, et montre que se faire responsable de sa jouissance permet un accès à la liberté. «Si l’analyste est d’abord celui qui “ élève [les mots] à leur effet d’interprétation 4 ”, il est donc à la fin celui qui opère un « fallere », un faire tomber, jusqu’à ce qu’il tombe lui-même dans le trou du sens et que le nœud du transfert se dénoue aussi. » Les Analystes de l’École, grâce à leur élaboration, nous enseignent sur cette trajectoire, « la passe étant conçue comme la traversée “ libératoire ” du fantasme supposée rendre sa liberté au sujet de la parole, qui se trouvait captif de l’inertie de la jouissance imaginaire 5 ».

On connaît le débat vif entre Henry Ey et Lacan autour de la liberté. Loin de considérer la folie comme une insulte à la liberté, Lacan en fait sa plus fidèle compagne, une limite à la liberté toute qui mènerait à l’errance. La mince frontière entre liberté et folie a été l’occasion de mettre le prochain congrès de l’Association mondiale de psychanalyse à l’honneur. Comme le reprend Caroline Doucet, « ce qui sépare le fou et le non-fou, c’est “ le tranchant infime de la liberté ” que lui confère de n’avoir pas consenti à la castration et de ne pas s’aliéner à l’Autre où serait logé l’objet manquant. La folie comme toutes les autres structures s’entend comme la conséquence d’une position subjective ». N’est donc pas fou qui veut. Gil Caroz pointe l’état de sommeil profond dans lequel le sujet est plongé. « Cet état de défense fondamentale qui le maintient à l’écart du réel au sens analytique du terme est une illustration lacanienne de la folie. Tous les discours ou, pour le dire autrement, toute forme de lien social soutient cet état de sommeil et de rêve. »

Et si la liberté affleurait dans les éclairs de réveil ?

Céline Poblome-Aulit

  1. 1  Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 320.
  2. 2  Pierre Sidon, dans ce numéro.
  3. 3  Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 avril 1996, inédit.
  4. 4  Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 587.
  5. 5  Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 06 avril 2011, inédit.

Sommaire 

Éditorial
Céline Poblome-Aulit
N’est pas fou qui veut
Gil Caroz : Rien n’est que rêve ?
Jérôme Lecaux : La construction de la réalité et sa vérification chez Freud
Alfredo Zenoni : L’Autre et la jouissance dans la psychose
Philippe De Georges : Joyce, portrait de l’artiste en psychose
Miquel Bassols : Singularité sinthomatique versus singularité technologique
Le tranchant de la liberté
Laurent Dupont : La liberté d’expression et la vérité
Caroline Doucet : Éthique et liberté du sujet, des effets du non-rapport
Céline Poblome-Aulit : Le fantôme de la liberté
Dominique Corpelet : Liberté, utopie et nullibiété
Thomas Van Rumst : Liberté, quand tu nous tiens
Nathalie Crame, Guy Poblome, Céline Poblome-Aulit : La lanque,
un interstice pour la liberté ? Entretien avec Chahla Chafiq
Marina Frangiadaki : L’étranger au plus intime du sujet
Enchaîné au produit
Pierre Sidon : Le réel est notre aspiration
Hélène Coppens, Marie-Françoise De Munck,
Nadine Page, Amandine Seifert : Subvertir la répétition
Conversation avec Sonia Chiriaco
L’interprétation : une invitation au voyage
Clotilde Leguil : L’interprétation à la fin de l’analyse.
Le régime de la lettre, celui du bafouillage
Sophie Gayard : Coupures
Leander Mattioli Pasqual : La lettre jusqu’à plus soif
Olivier De Ville : Deux abords de la séparation
Élaborations des Analystes de l’École
Omaira Mesequer : Coupure
Guv Poblome : Du récit à une logique, tentative
Martine Versel : Une topologie de l’énonciation
Cabinet de lecture
Camilo Ramirez : La Treizième Heure ou l’échec avoué d’une utopie queer
Nathalie Georges-Lambrichs : Marcel Cohen Cinq femmes, sur la scène intérieure II
Guillaume Darchy : Femme couleur de poulpe
Gaëlle Lucas : Lacan criminoloque
Vie de l’École

18 euros