À chacun sa folie

Quarto n° 137

Éditorial

Philippe Hellebois

À chacun sa folie, ce titre vient d’un des nombreux adages collationnés et commentés par Érasme en un style irrésistible mêlant association libre et éru‐ dition. Il s’agit de celui intitulé « La folie n’est pas la même pour tout le monde » dans lequel l’universel se combine au singulier – la folie est pour tous mais différente chez chacun. Après avoir mentionné sa source grecque dans les Proverbes de Plutarque, Érasme écrit ceci : « Sensus est nullum mortalem, qui non in aliqua re desipiat [Le sens est qu’il n’y a pas de mortel qui n’ait un grain de folie]. Quamquam alius alio morbo laboret, hic avaritiae, ille libidinis, hic ambitionis, ille invidiae [À chacun son vice : un tel est avare, tel autre est lubrique, un autre encore est ambitieux ou envieux] 1 ». La signification de folie est évoquée par ces deux termes de desipiat et morbo – le premier vient de desipio, perdre l’esprit, le second de morbus, terme équivoque en latin puisqu’il désigne à la fois la maladie physique et celle de l’âme, soit la passion comme le chagrin ou la peine. Le traducteur a choisi, bien inspiré, de le traduire par vice, choix assurément sadien mais bienvenu puisqu’il évoque le mode de jouir… vous en saurez plus en lisant dans ce numéro l’entretien que nous a accordé Jean‐Christophe Saladin, l’un des spécialistes actuels d’Érasme.

Ce lacanien de la Renaissance que fut manifestement Érasme a posé le premier que la folie de tous n’est rien d’autre que notre façon de vivre et donc de jouir. Il a illustré la chose de façon inoubliable dans son Éloge de la folie dans laquelle il la fait parler à la première personne pour proférer, vociférer notait Lacan, les seules vérités dernières qui vaillent : « S’il [Jupiter, le père des dieux] veut être père, c’est moi qu’il appellera à l’aide » ; « Existe‐t‐il un moment de la vie qui ne serait triste, ennuyeux, insipide et assommant, s’il ne s’y joignait le plaisir, c’est‐à‐dire si la folie n’y mettait son piment ? » ; « Pourquoi Vénus d’or a‐t‐elle toujours une beauté printanière ? C’est parce qu’elle est ma parente » ; « N’est‐ce pas leur folie [aux femmes] qui les rend les plus attirantes pour

1. Érasme de Rotterdam, « Adage no 2997 », Les Adages, vol. iii, édition bilingue sous la direction de J.‐Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 444‐445.

les hommes ? » 2. Au passage, Folie n’oublie pas de dire que Dieu lui‐même est fou avant de conclure par cette péroraison sarcastique : « C’est la folie et aussi une femme qui a parlé. […] Je vois que vous attendez l’épilogue. Mais vous êtes vraiment trop fous si vous croyez qu’après vous avoir inondé de mon fatras de mots, je me souviens encore de ce que je vous ai raconté. Il y a un ancien proverbe qui dit : Je hais l’auditeur qui a de la mémoire3 ».

Cette folie, qui parle à tort et à travers, n’épargne rien ni personne, et fait pourtant notre humaine condition. Folie n’est évidemment pas psychose, ni aucune catégorie clinique, elle est bien au‐delà. Il a fallu attendre Freud et Lacan pour lui trouver un partenaire vraiment digne d’elle puisqu’il vient à la seule place où elle pourrait être dérangée, soit celle de l’auditeur qui a de la mémoire. C’est dire qu’il n’y a d’analyste que celui qui la supporte assez pour l’écouter, voire l’entendre. Encore faut‐il qu’il ne le lui montre pas, Folie veut se faire aimer, soit rendre fou – la mémoire ne témoigne‐t‐elle pas qu’on lui résiste ? Et lui résister est impossible puisqu’elle n’a ni contraire, ni limite. La raison tient évidemment au langage qui ne sert qu’à dire des bêtises. Dieu étant langage ne peut qu’être fou lui‐même, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de garant du langage – il est donc nécessaire qu’à la fin tout s’efface, en concluait Jacques‐Alain Miller 4.

Si Érasme fut un précurseur, il reste que nous ne pouvons l’apprécier sans Lacan. Ce numéro s’ap‐ puie donc sur le texte « Lacan pour Vincennes ! 5 » et le commentaire ligne à ligne, inédit, qu’en a donné J.‐A. Miller dans son cours. Dame Folie a aussi inspiré le dernier congrès de l’Association mondiale de psychanalyse « Tout le monde est fou » dont nous publions nombre de contributions issues des plénières comme des séquences cliniques. Vous trouverez aussi les bonnes feuilles d’une thèse sur la folie romantique, celle du transfert, ou encore le cogito et son usage par Lacan.

     1. Érasme de Rotterdam, « Adage no 2997 », Les Adages, vol. iii, édition bilingue sous la direction de J.‐Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 444‐445.

  1. Cf. Érasme de Rotterdam, Éloge de la folie, édition bilingue par J.‐Ch. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 16‐26.
  2. Ibid., p. 158.
  3. Cf. Miller J.‐A., « Erasme, “a certain chic” », La Règle du Jeu, 1er juin 2017, disponible sur internet. « De garant du langage il n’y a pas. Et c’est pourquoi il est nécessaire qu’à la fin de l’éloge tout s’efface. »
  4. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, no 17/18, janvier 1979, p. 278.

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