Folie générale

Letterina n°83 – ACF-Normandie

LIMINAIRE
Folie générale est le titre choisi sous lequel parait ce numéro 83 de Letterina. La folie est habituellement conçue comme exception, car étant considérée et traitée par rapport au normal. Dans la langue commune, un fou est ce qui est évalué par rapport à la notion de norme. En effet la folie se remarque par des attitudes, délires et passages à l’acte. De ce point de vue, elle exige un traitement particulier, précédé dans le meilleur des cas d’une réflexion visant à empêcher les manifestations qui excèdent le « normal ».

Folie

De là toutes sortes de méthodes ont été et sont utilisées. On voit par exemple le retour fracassant d’une biologisation du traitement. On voit le neuro s’emparer de l’explication de la folie par l’imagerie, les couleurs, la zone du cerveau qui s’allume ou reste éteinte selon les façons dont il est sollicité. Le « tout biologique », l’approche biomédicale qui parait triomphante ne délivrent en rien une solution pour celle ou celui qui est l’objet de sa folie1. Tout cela se déroule dans un temps de délitement avancé des institutions de santé et d’éducation, dans un temps où les équipes sont de plus en plus épuisées… Les pratiques cliniques sont mises à mal par cette situation, en particulier celles qui s’appuient sur la parole dont la fonction est rejetée.

Pourtant la fonction de la parole permet du mieux – a minima. Freud l’indique dans ses écrits en situant le délire comme tentative de guérison2. Lacan le prolonge dès le début de son enseignement en montrant ce qu’il en est des pouvoirs de la parole à partir de la structure du langage et du statut du signifiant. En effet il y a le mot et la chose où le mot est censé la capturer. Or il demeure toujours un écart entre le mot et la chose, seule la représentation de la chose pouvant laisser croire à l’existence d’un rapport garanti entre les deux. Bref, le signifiant rate la chose, le langage ne l’absorbe pas, toujours un écart est là entre les deux, et le signifiant ne renvoie qu’à un autre signifiant. Il y a un trou dans le langage dont l’effet est le ratage de la chose par le mot.

Énigme

L’être parlant nait dans un environnement de mots, de signifiants, dans un « bain de langage ». Dès que l’enfant s’y confronte, il rencontre une énigme : celle de la signification du signifiant. La signification ne saurait advenir sans qu’une représentation soit accolée au signifiant. C’est une condition pour que le signifiant veuille dire quelque chose, et que la chose ratée par lui puisse prendre une signification.

Cette première rencontre avec l’énigme laisse une trace dans le corps. Ce qui est éprouvé touche au hors sens. L’énigme, on la retrouve dans ce que Lacan désigne des formations de l’inconscient. Le rêve, le lapsus, l’acte manqué sont énigmes. Pour en trouver le sens, il faut le discours analytique – soit le lien social constitué par la rencontre d’un analyste et d’un sujet qui ne comprend pas ce qu’il vit alors qu’il n’en veut pas. Ce sujet est une énigme à lui-même. Grâce au discours analytique il peut se mettre è tracer une voie en s’intéressant à ce qui compose l’énigme. Il trouvera alors sur ce chemin ce qui se répète, ce qui ne cesse pas, ce qui est plus fort que lui. II le raisonnera et pourra ainsi s’instruire et faire cas du corps qui résonne des mots qui s’y sont inscrits. Car, là, ils ont laissé une marque singulière pour celui qui vient dire. Dire implique donc le corps de celui qui dit et aussi de celui qui est présent à ce dire, l’analyste. Le dire c’est la manière dont vous dites le texte qu’est l’énoncé. La manière indique que le corps est de la partie, sensible. Ce que l’analyste écoute est la manière dont le dit résonne, les effets que cela produit dans le corps. À l’affut de l’inconscient, l’analyste par son intervention vise à provoquer la surprise de l’analysant – effets de résonance dans le corps du dire. L’interprétation lacanienne porte sur l’écart entre l’énonciation et l’énoncé, toujours surprenant.

Le délire, une réponse au non rapport

Revenons au signifiant. Nous avons vu que le signifiant rate la chose et comment l’accolage d’une représentation permet que la chose puisse trouver un signifié. Si la chose reste hors d’atteinte, son signifié crée l’objet auquel le sujet aura affaire pour peu qu’il l’admette par le jugement d’attribution freudien3. Toutefois cette opération du jugement d’attribution ne gomme pas l’énigme que comporte le signifiant. Pour que le signifiant tout seul prenne une signification, il faut l’ajout d’un second signifiant, il faut qu’un signifiant 2 s’articule au signifiant « tout seul » pour qu’il devienne 1, S1. C’est le minimum de la chaine signifiante où Ie S2 interprète rétroactivement le S1. Dans cette articulation gîtent délire et savoir, qui ne sont pas sans affinité, l’un posant se résorber dans l’autre4. Ainsi le délire est trans-structural. On délire du fait de la structure minimale de la chaine signifiante. Le délire est nécessaire. Il n’en peut pas être autrement pour la condition humaine qu’est le parlêtre. C’est une construction face à l’énigme du signifiant et devant la perplexité, produite par la rencontre avec l’indicibIe ou le hors sens. Tout parlêtre se cogne à un réel. Tous les parlêtres sont secoués par le point contingent, où ça ne s’emboîte pas, où ça ne se décline pas, où ça ne se dialectise pas, où ça rate. Bref, où ça ne fait pas rapport. Là, l’être parlant a recours au délire, à l’artifice du langage. Là où il ne peut se servir de la signification devant l’énigme et la perplexité.

Le délire permet d’organiser le monde et les corps, s’y agencent les S1. Il permet de trouver place dans le lien social. Lorsque le délire est formalisé et peut s’adresser à un autre, c’est ce qu’accueille l’analyste. Ou c’est ce qui se construit en analyse sous transfert. Lacan fait de la psychanalyse un discours – c’est une ouverture pour que quiconque le souhaite puisse s’y inscrire, mais pas sans l’éthique de la psychanalyse qui est une éthique des conséquences. Si certes la folie est générale parce que tout le monde délire, cet universel doit permettre avec le discours analytique de s’orienter de la contingence – celle de la rencontre avec un réel. En prenant en compte le particulier de la structure clinique afin que perplexité, énigme et délire trouvent une solution satisfaisante pour le parlêtre qui a consenti à se soumettre activement à l’expérience qu’est une psychanalyse.

Serge Dziomba
Notes : 
1 Cf. Ponnou S., Briffault X., Chave F., Le Silence des symptômes. Enquête sur la santé mentale et le soin des enfants, Champ social édition, Nîmes, 2023.
2 Freud S., « Névrose et psychose », Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, 1997, p.285.
3 Cf. Freud S., « La négation » (1925), Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 1985, p.135-139
4 Cf. Miller J.-A., « L’intervention du délire », Cause freudienne n°70, décembre 2008, p.91.

SOMMAIRE

Liminaire, Serge Dziomba
Interprétation
L’interprétation. Raisonnement et résonance, Laurent dupont

Tout le monde est fou
Sur quelques conséquences de « Tout le monde est fou ». Délire et sentiment de la vie, Romain Aubé
Érasme : Éloge de la folie, Jean-Louis Woerlé
Mon délire si tranquille, Romulo Ferreira Da Silva
Liens sociaux et discours à l’époque de la post-modernité, Judith couture

Opacités du réel
De la dénégation du réel, Marion Maurel
Le réel du petit Hans, Elisa Ali Chérif
Le réel, avec le Séminaire L’AngoisseBertrand Barcat

Étude. Le livre de Jacques-Alain Miller : Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe
Présentation, Serge Dziomba
Position de l’analyste et sorties d’analyse, au commencement de la découverte freudienne, Alexia Lefebvre Hautot
La passe entre les lignes, David Coto
Le sujet supposé savoir, Nathalie Herbulot
Le transfert, un reste irréductible en fin d’analyse ?, Cyril Duhamel
L’extime, d’un mot oublié à un concept psychanalytique, Delphine Souali
Celui qui se retourne en partant, Manuela Baty
Une École vivante, Marie Izard
« Un réel pour la psychanalyse », Marie-Claude Sureau

Prix : 15 euros