Dire n’importe quoi



Le dire-vent analytique

Aux « profanes » et aux « médecins qui continuent volontiers à confondre la psychanalyse avec un traitement suggestif », Freud oppose en 1913 une méthode nouvelle, la sienne, où le patient est invité à pratiquer l’association libre. « La règle fondamentale », seule prescription qui vaille, suppose de lâcher « le fil de la cohérence » et de dire « tout ce qui vous passe par l’esprit » [mfn]Freud S., « Sur l’engagement du traitement », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 2007, p. 105.[/mfn].

Mais l’entreprise n’est pas aisée, à la mesure d’une règle dont le premier paradoxe est de commander une parole libre. Pas si libre d’ailleurs cette association qui, comme le remarquera Lacan, a certes « un petit jeu » mais qu’« on aurait tort de vouloir […] étendre jusqu’au fait qu’on soit libre ». Après tout, poursuit Lacan, que veut dire l’inconscient, « sinon que les associations sont nécessaires ? [mfn]Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, no 9, avril 1977, p. 7.[/mfn]». Éclairant pour nous ce paradoxe d’une association libre on ne peut plus déterminée, et en écho à la métaphore du bridge de « La direction de la cure… [mfn]Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 589.[/mfn]», Jacques‑Alain Miller la définira comme « l’institution du sujet à la condition de joueur » : la règle fondamentale évoque alors une partie de cartes où le sujet « suit la donne comme [il] peut [mfn]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 avril 1982, inédit.[/mfn]» … tout en jouant.

Que le patient soit capable de « quitter sa position de vérité […] pour se mettre à jouer au jeu du signifiant [mfn]Ibid.[/mfn] », constitue dès lors un « critère d’analysabilité [mfn]Miller J.-A., « Au commencement était le transfert », Ornicar ?, no 58, juin 2024, p. 191.[/mfn] ». « Mode de dire irresponsable  [mfn] Ibid., p. 192.[/mfn]» certes, lieu d’un « je ne pense pas  [mfn]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », op. cit., cours du 26 mai 1982, inédit.[/mfn]», on ne saurait néanmoins confondre le « dire n’importe quoi » (la formule est de Lacan qui la jugeait plus juste) avec « la permission de se répandre en dits sans importance [mfn]Miller J.-A., « Au commencement était le transfert », op. cit., p. 192.[/mfn] ». Notre époque, qui se gargarise de transparence, aurait vite fait de réduire la règle fondamentale à un « tout dire » de pacotille. Or le « dire n’importe quoi » de l’analyse n’est pas un dire sans conséquence : l’énonciation analytique suppose que mon dire soit « malgré tout versé […] au compte de mon inconscient [mfn]Ibid.[/mfn] ». C’est pourquoi, « au cœur même de cette irresponsabilité du dire en analyse, pas à pas, apparaît le sentiment de culpabilité [mfn]Miller J.-A., « Éloge du sentiment de culpabilité », La Cause du désir, no 118, décembre 2024, p. 14.[/mfn] ».

Lacan rappelait, pour ceux qui l’auraient oublié, qu’« on se propose de dire n’importe quoi, mais pas de n’importe où ». L’association libre, essence de la psychanalyse, ne se rencontre nulle part ailleurs qu’en séance. C’est sur le divan – que Lacan rebaptise « dire-vent » pour l’occasion –, que le patient se laisse aller à son jeu. Car « c’est en position couchée qu’il fait bien des choses, l’amour en particulier, et l’amour l’entraîne à toutes sortes de déclarations. Dans la position couchée, l’homme a l’illusion de dire quelque chose qui soit du dire, c’est-à-dire qui importe dans le réel [mfn]Cf. Lacan J., « Ouverture de la section clinique », op. cit.,. p. 7-8.[/mfn]» …

Sommaire

Éditorial
Le dire-vent analytique France Jaigu

Dire n’importe quoi
Angle sur le sentiment de culpabilité Jacques-Alain Miller


Commencements en analyse
L’invention de la règle fondamentale – Laura Sokolowsky
Rêve et association pas-si-libre – Lilia Mahjoub
Le surmoi, un allié de l’analyste – Adriana Campos
Du sentiment de culpabilité à l’éthique du dire – Bénédicte Jullien
Quelque part quelqu’unNathalie Georges-Lambrichs
Du « fil de la cohérence » à l’écart entre parler et dire – Andrea Orabona
Algorithmes et hasards – Sarah Camous-Marquis
Dire n’importe quoi ! Et le cerveau dans tout cela ? – Hervé Castanet
La parole libérée n’est pas l’association libre – Lore Buchner
Incidences de la parole libre sur le réelGil Caroz
« Ce sera merveilleux »Philippe Hellebois

Clinique
Copie blanche – Beatriz Gonzalez-Renou
L’affront – Chantal Bonneau
Un rêve charnière – Deborah Gutermann-Jacquet
L’écran de fumée – Leila Bouchentouf-Lavoine
Humaniser le géniteur – Hélène de La Bouillerie
Dire la place du « n’importe quoi »Pierre Ebtinger

États de la psychanalyse
De la providence au défi, la psychanalyse en Argentine pour demain – Jorge Assef

L’entretien
Le côté Janus de la règle fondamentale – avec Anne Lysy

Sur la passe
Du symptôme au sinthome, Victoria Paz
La traversée, le littoral et la marque dans une psychanalyse – Éric Laurent

Bibliothèque

 Thinking With Your Eyes
En séance Gérard Wajcman


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Auteur

Collectif

Rédacteur

France Jaigu

Éditeur

Navarin éditeur

Année

2024

Pages

208 pages

Prix

16 €