L’impossible, à supporter

Quarto n° 139

Philippe Hellebois

 « Ah ! canaille ! canaille ! 1 » – c’est la réaction qu’inspire à Julien Sorel son premier dîner dans le monde bourgeois. Invité par M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité de Verrières, et aussi entrepreneur, il ne put ni manger ni parler devant le spectacle obscène de son hôte et de sa femme communiant dans le règne de l’objet – la scène mérite d’être citée : « on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda l’un de ses gens en grande livrée, qui dis- parut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod : “On ne chante plus cette vilaine chanson. – Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux”2 ».

La scène est datée de 1827, en pleine Restauration, et annonce la révolution de 1830 avec l’avènement de Louis-Philippe qui verra la France se lancer à son tour, un demi-siècle après l’Angleterre, dans la révolution industrielle, soit dans le capitalisme. L’un des nombreux mérites de Stendhal est d’avoir mis le doigt sur ce que la modernité nous réservait avec le règne, de plus en plus sans partage, de l’ob- jet. Il épinglait aussi et surtout les délicates fleurs d’humanité qui prospéraient dans cette chaude ambiance, les nommait canailles, ou monstres, tout en montrant que ce qui les caractérisait n’était rien d’autre que le culte cynique et exclusif de l’objet. Les États-Unis en constituaient selon lui ainsi une manière de paradis, et par conséquent l’endroit idéal pour punir les pauvres conspirateurs de 1834 en les envoyant non pas en prison, mais à Cincinnati pour six mois ! 3

Lacan entretenait avec l’American way of life un rapport pour le moins critique fondé notamment sur le rapport à la parole qui y prévaut sous les espèces de la liberté d’expression. En effet, tout dire équivaut à ne rien dire qui vaille, la parole entièrement libre étant sans poids parce qu’elle ne peut tirer à conséquence : « Nous vivons dans une aire de civilisation où, comme on dit, la parole est libre, c’est-à-dire que rien de ce que vous dites ne peut avoir de conséquence. […] Dans le pays de la liberté, on peut tout dire, puisque ça n’entraîne rien. 4 » Ce n’est évidemment pas dire que Lacan préconisait une censure quelconque, mais qu’il ne savait que trop bien que la liberté totale était le chemin le plus court vers la folie… ou vers la canaillerie généralisée – elle non plus ne se règle pas sur le signifiant mais seulement sur l’objet. Autrement dit, la liberté totale entraîne le déclin de la valeur de la parole, la promotion corrélative de l’objet de jouissance, et partant la montée de l’angoisse.

Lacan ajoutait d’ailleurs : « Deux fois à Sainte-Anne par exemple, j’ai dit que la psychanalyse avait au moins ça pour elle, que dans son champ – quel privilège – la canaillerie ne pouvait virer qu’à la bêtise. Je l’ai répété deux années de suite comme ça, et je savais de quoi je parlais.5 » La bêtise constitue donc pour les canailles le bénéfice secondaire de la psychanalyse puisqu’ils s’y retrouvent tête en bas, soit avec moins d’objets et plus de signifiants, lesquels en plus comptent. Et comme nous ne voulons de mal à personne, Lacan recommande de leur éviter ce qui ne sera pour eux qu’un fâcheux détour.

Jacques-Alain Miller fit un crayon éloquent de Staline en canaille assumée : « Aucun scrupule, aucune décence. Pas de vacillation, pas de manque-à-être.

L’homme d’acier, la parfaite canaille, inentamable, fermée sur elle-même, “calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur”. La splendeur de la canaille, le rayonnement maléfique qui lui est particulier, lui vient de n’avoir pas d’altérité : la canaille n’admet ni l’Autre majuscule, qui n’est que fiction, ni les autres, qui ne valent rien.6 »

Lacan annonçait comme souvent la conjoncture présente tout en dégageant la réplique qui devait être celle de la psychanalyse. Loin de tout abatte- ment, il démontrait qu’elle n’avait jamais été aussi nécessaire : « Je la définis comme symptôme – révé- lateur du malaise de la civilisation dans laquelle nous vivons7 », celle de la peur, de l’angoisse, et de l’impossible à supporter.

Ce numéro en explore diverses facettes, cliniques, sociales et politiques, tout comme son destin dans la passe. L’entretien est consacré à un génocide du xxe siècle, contemporain de notre génération, et dans la responsabilité duquel la colonisation européenne et le discours de la science ont toute leur place.

  1. Stendhal, Le Rouge et le noir, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2005, p. 476. Au début du roman (p. 380), dans des circonstances similaires, c’est «Ah! monstres! monstres!» que Julien s’entend proférer. Le thème de la canaille court encore dans La Vie d’Henri Brulard comme dans Lucien Leuwen. Cette référence est reprise aussi par J.-A. Miller, Le Neveu de Lacan, Paris, Verdier, 2003, p. 158.
  2. p. 474.
  3. Berthier P., « Stendhal et l’amour », La Cause freudienne, no 67, octobre 2007, p. 166-167.
  4. Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 289.
  5. Ibid. 

Sommaire 

Éditorial
Philippe Hellebois

L’orientation lacanienne 

Jacques-Alain Miller, L’impossible, à supporter Dix variations sur l’impossible à supporter 

Anne Béraud, Consentir à l’impossible
Graciela Brodsky, La clinique et le réel
Adriana Campos, Un Dieu pour traiter l’insupportable
Gil Caroz, Acte et Witz
Sonia Chiriaco, Traces
Bruno de Halleux, Une mauvaise humeur nécessaire Pénélope Fay, Sylvia Plath, l’écriture comme remède et poison Sophie Marret-Maleval, Grand-peur et misère du iiie Reich Rose-Paule Vinciguerra, L’insulte
Éric Zuliani, Peine et joie de l’impossible à supporter 

La passe 

Carolina Koretzky, Construire l’objet, et s’en détacher Neus Carbonell, Isoler l’insupportable par le dire 

Clinique 

Solenne Albert, «Ton père voulait un garçon»
Célia Breton, La trahison
Sarah Camous-Marquis, Changer le monde de quand j’étais petite Deborah Gutermann-Jacquet, Itinéraire d’une dette de vie Guillermina Laferrara, Je suis un garçon manqué
Angèle Terrier, Des touches de présence 

Entretien 

Jean Hatzfeld, Des paroles coupées du monde. Le génocide des Tutsis au Rwanda Études 

Marie-Hélène Blancard, L’emprise du regard
Hélène Bonnaud, Silence et interprétation dans la cure analytique
François Brunet, La plainte contemporaine contre la domination
Raquel da Matta-Beauvais, Charlotte Salomon, l’œuvre d’art et son rapport au vivant Aurélia Verbecq, Jouissances de l’addiction 

Thèse 

Marie Faucher-Desjardins, Résonances avec Pierre Boulez Vie de l’École

Prix : 18 euros