Dire n’importe quoi

La Cause du désir n° 118 – Décembre 2024

La Cause du désir poursuit son étude sur les concepts fondamentaux de la psychanalyse en s’attaquant à l’association libre que Freud découvrit et pour laquelle il abandonna l’hypnose. Les textes du dossier reviennent sur l’histoire de cette découverte pour en venir à l’abord de la règle fondamentale par Jacques Lacan. Le « dire n’importe quoi » en analyse est distingué des pratiques contemporaines de la parole

Éditorial:

Le dire-vent analytique

 Aux « profanes » et aux « médecins qui continuent volontiers à confondre la psychanalyse avec un traitement suggestif », Freud oppose en 1913 une méthode nouvelle, la sienne, où le patient est invité à pratiquer l’association libre. « La règle fondamentale », seule prescription qui vaille, suppose de lâcher « le fil de la cohérence » et de dire « tout ce qui vous passe par l’esprit » [1].

Mais l’entreprise n’est pas aisée, à la mesure d’une règle dont le premier paradoxe est de commander une parole libre. Pas si libre d’ailleurs cette association qui, comme le remarquera Lacan, a certes « un petit jeu » mais qu’« on aurait tort de vouloir […] étendre jusqu’au fait qu’on soit libre ». Après tout, poursuit Lacan, que veut dire l’inconscient, « sinon que les associations sont nécessaires ? » [2]. Éclairant pour nous ce paradoxe d’une association libre on ne peut plus déterminée, et en écho à la métaphore du bridge de « La direction de la cure… » [3], Jacques‑Alain Miller la définira comme « l’institution du sujet à la condition de joueur » : la règle fondamentale évoque alors une partie de cartes où le sujet « suit la donne comme [il] peut » [4]… tout en jouant.

Que le patient soit capable de « quitter sa position de vérité […] pour se mettre à jouer au jeu du signifiant [5] », constitue dès lors un « critère d’analysabilité [6] ». « Mode de dire irresponsable [7] » certes, lieu d’un « je ne pense pas [8] », on ne saurait néanmoins confondre le « dire n’importe quoi » (la formule est de Lacan qui la jugeait plus juste) avec « la permission de se répandre en dits sans importance [9] ». Notre époque, qui se gargarise de transparence, aurait vite fait de réduire la règle fondamentale à un « tout dire » de pacotille. Or le « dire n’importe quoi » de l’analyse n’est pas un dire sans conséquence : l’énonciation analytique suppose que mon dire soit « malgré tout versé […] au compte de mon inconscient [10] ». C’est pourquoi, « au cœur même de cette irresponsabilité du dire en analyse, pas à pas, apparaît le sentiment de culpabilité [11] ».

Lacan rappelait, pour ceux qui l’auraient oublié, qu’« on se propose de dire n’importe quoi, mais pas de n’importe où ». L’association libre, essence de la psychanalyse, ne se rencontre nulle part ailleurs qu’en séance. C’est sur le divan – que Lacan rebaptise « dire-vent » pour l’occasion –, que le patient se laisse aller à son jeu. Car « c’est en position couchée qu’il fait bien des choses, l’amour en particulier, et l’amour l’entraîne à toutes sortes de déclarations. Dans la position couchée, l’homme a l’illusion de dire quelque chose qui soit du dire, c’est-à-dire qui importe dans le réel » [1]

France Jaigu est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.

[1] Cf. Lacan J., « Ouverture de la section clinique », op. cit.,p. 7-8.
[1] Freud S., « Sur l’engagement du traitement », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 2007, p. 105.
[2] Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, no 9, avril 1977, p. 7.
[3] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 589.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 avril 1982, inédit.
[5] Ibid.
[6] Miller J.-A., « Au commencement était le transfert », Ornicar ?, no 58, juin 2024, p. 191.
[7] Ibid., p. 192.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », op. cit., cours du 26 mai 1982, inédit.
[9] Miller J.-A., « Au commencement était le transfert », op. cit., p. 192.
[10] Ibid.
[11] Miller J.-A., « Éloge du sentiment de culpabilité », La Cause du désir, no 118, décembre 2024, p. 14.
[12] Cf. Lacan J., « Ouverture de la section clinique », op. cit.,p. 7-8.

______________________________________________________________________________

Sommaire :
Éditorial : Le dire-vent analytique, France Jaigu
L’orientation lacanienne :
11 Angle sur le sentiment de culpabilité, Jacques-Alain Miller
23 Dire n’importe quoi :
24 L’invention de la règle fondamentale, Laura Sokolowsky
30 Rêve et association pas-si-libre, Lilia Mahjoub
43 Le surmoi, un allié de l’analyste, Adriana Campos
49 Du sentiment de culpabilité à l’éthique du dire, Bénédicte Jullien
55 Quelque part quelqu’un, Nathalie Georges-Lambrichs
63 Du « fil de la cohérence » à l’écart entre parler et dire, Andrea Orabona
69 Algorithmes et hasards, Sarah Camous-Marquis
77 Dire n’importe quoi ! Et le cerveau dans tout cela ? Hervé Castanet
86 La parole libérée n’est pas l’association libre, Lore Buchner
94 Incidences de la parole libre sur le réel, Gil Caroz
100 « Ce sera merveilleux », Philippe Hellebois
107 Clinique :
109 Copie blanche, Beatriz Gonzalez-Renou
113 L’affront, Chantal Bonneau
117 Un rêve charnière, Deborah Gutermann-Jacquet
121 L’écran de fumée, Leila Bouchentouf-Lavoine
126 Humaniser le géniteur, Hélène de La Bouillerie
130 Dire la place du « n’importe quoi », Pierre Ebtinger
135 États de la psychanalyse :
136 De la providence au défi, la psychanalyse en Argentine pour demain, Jorge Assef
145 L’entretien :
146 Le côté Janus de la règle fondamentale, avec Anne Lysy
167 Sur la passe :
168 Du symptôme au sinthome, Victoria Paz
181 La traversée, le littoral et la marque dans une psychanalyse, Éric Laurent
187 Bibliothèque
195 Thinking With Your Eyes :
196 En séance, Gérard Wajcman

Prix : 15,17 euros