Par Ève-Marie Sizaret
Ce dessin animé[1] a été dévoilé au festival d’Annecy 2025, avant d’apparaître sur Netflix. Interdit aux mineurs non accompagnés aux États-Unis, c’est une parodie scatologique de la société moderne. C’est surtout, une fois qu’on en est prévenu, une analyse très drôle et très fine de la virilité, à travers l’amitié et l’amour, mais aussi à travers la perte et l’acceptation de savoir s’en passer pour s’en servir… Couic !
Il s’agit de la dernière journée d’un gentil toutou, Bull – prononcé Boule – avant sa castration. Ce chien ne ressemble à rien, mais il est très fier de ses parties génitales : il baptise même chacune de ses bourses Napoléon et Père Dodu. Il en jouit, tel un Diogène, non dans son tonneau mais sur une jambe de la grand-mère de la famille. Il se masturbe devant tout le monde malgré les réprimandes de ses maîtres : la jouissance de son organe est la seule chose qui l’intéresse, l’Autre n’existe pas ou très peu. Il y a subversion comique par cet usage non copulatoire du phallus[2].
Amoureux de sa voisine, Sheryl, une magnifique femelle lévrier afghan qui passe son temps en concours de beauté, Bull n’arrive pas à trouver les mots pour lui révéler son amour. Il n’a pas accès à la fonction universelle du langage pour décoller de sa lalangue[3]. Bull a aussi un rival, lévrier afghan, qui gagne tous les prix de beauté, véritable bellâtre narcissique.
Bull se moque de ses copains canins castrés qu’il qualifie « d’estropiés » : un boxer fier, un teckel influenceur sur les réseaux, un beagle bizarre et un chien de St-Hubert qui vient de passer sur la table d’opération. La vie est belle pour Bull qui ne manque de rien puisqu’il a tout. Ce héros comique est naïf, replet dans son innocence sauvage[4].
Survient l’Unheimlich : il savait que ça existait, chez les autres, mais il finit par saisir, à partir de signes extérieurs de ses maîtres, qu’il est le prochain à passer sur le billard. Abasourdi par cette absurdité, la décision de ses maîtres fait énigme pour lui. Aucune explication de ses amis canins n’a de prise sur lui : « C’est toute ma personnalité, on peut pas me prendre ça ! » s’insurge-t-il. C’est l’Hiflosigkeit ! La détresse absolue… Il fugue pour échapper à la castration.
Son errance solitaire le livre à la jouissance de l’idiot[5], jouissance de l’Un sur fond d’inexistence de l’Autre[6] : après la masturbation, c’est l’orgie de saucisses, puis la rencontre avec la drogue. Vient le danger : encerclé par des chats, ses copains canins rappliquent et le sauvent : la virilité des castrés montre que le phallus n’est pas au niveau de pénis !
Bull décide de retrouver sa Sheryl au concours de beauté pour lui avouer son amour : il balbutie et rate son message. La bande de potes décide d’aller dans un club échangiste afin que Bull ait un rapport sexuel, mais ce dernier finit par refuser le sosie, pourtant ressemblant, de sa belle Sheryl, peut-être à partir d’un détail, un grain de beauté qui introduit, ici, le passage de la jouissance au désir[7]. Bulle ne pense plus au sexe mais à son amour pour Sheryl à partir de son absence et le regret qu’il en a[8].
Après quelques péripéties encore, Bull arrive à dire son amour à Sheryl en lui donnant ce qu’il n’a pas, notamment à travers un quiproquo truculent, pour lui épargner un rapport sexuel avec le bellâtre qui a gagné, comme elle, le concours de beauté. Fort de cette expérience, il rentre chez ses maîtres : il accepte la perte de Napoléon et de Père Dodu puisqu’il a gagné non seulement l’amour de sa belle, mais aussi les semblants d’une virilité phallique et non pénienne.Le rapport sexuel n’existe pas indique ce dessin animé où « le comique ne va pas sans le savoir du non-rapport qui est dans le coup[9] » nous dit Lacan dans Télévision. « Le phallus est réduit au statut de semblant : la pluralité des modes de jouir a évincé la domination de l’Un viril sur la jouissance. La sexualité fait trou dans le réel, et la virilité, comme fantasme qui y répond, concerne les sujets des deux sexes »[10]. En effet, Sheryl, devenue mère et heureuse en ménage, sort avec ses copines canines, voir un spectacle digne du grand jeu final de The Full Monty[11], avec strip-tease de mâles alpha !
[1] Réalisé par Genndy Tartakosky, titre original : Fixed.
[2] Miller, J.-A., La psychanalyse, la cité, les communautés, La cause freudienne, n° 68, p 105 -119.
[3] Siriot M., L’abord de la débilité mentale : de la pédopsychiatrie à la psychanalyse, L’Hebdo-Blog, n° 234.
[4] Arkhipov Gripory, Le spectre du rire et la clinique du sujet, Varias théoriques et psychopathologiques, Presses Universitaires de Rennes, 2021, p. 131.
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, 1975, p. 75.
[6] Pfauwadel A., Éditorial, La Cause du Désir, n° 95, 2017.
[7] Chiriaco S., Variations sur l’amour, Ironik, n° 23, 2017.
[8] Ibid.
[9] Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 514.
[10] Pfauwadel A., op. cit.
[11] Film britannique réalisé par Peter Cattenao, sorti en 1997.