Raymond Devos : matière à rire

Par Sophie Desbois

« Les jeux de mots et jeux d’esprit ne m’amusent pas[1] », peut-on lire dans une interview de Raymond Devos, humoriste qui s’est produit sur scène ou à la télévision jusqu’à la fin des années 90. Affirmation paradoxale à première vue pour ce comique dont les sketches se fondent justement sur un travail jouant du cristal de la langue, son équivoque, ses malentendus jusqu’à l’absurde, faisant rire le public. C’est que le comique de Raymond Devos ne relève pas du witzfreudien ou de l’humour. 

En privé, il avait du mal à s’exprimer, bégayait, cherchait ses mots, ne terminait pas ses phrases. Jamais satisfait du mot choisi, il pouvait user et abuser des synonymes dans un glissement métonymique au point d’arrêt difficile[2]. Il était obnubilé par l’instabilité du langage et son incohérence. 

Son travail de la langue, dans ses sketchs, témoigne de cette position : il prend les choses au mot, sans métaphore (Prendre la portePrêter l’oreille). Ou alors il joue de l’équivoque, de l’homophonie et des assonances, au plus près du phonème, vers le hors-sens, pure jouissance du son. Il perd l’auditeur qui ne comprend plus rien. Son propos en devient pure jaculation, « où c’est le son, la consistance même du son qui pourrait faire résonner la cloche de la jouissance[3] » (Ouïe-dire).

« L’ironie est la forme comique que prend le savoir que l’Autre ne sait pas[4] » souligne Jacques-Alain Miller. Il y a une dimension ironique chez Raymond Devos, qui dénonce l’inconsistance de l’Autre[5] (Parler pour ne rien dire), mais son acte d’écriture et ses productions scéniques témoignent d’une tentative d’accroche de l’Autre et une attente de réponse de l’Autre, le public, réponse qui lorsqu’elle n’était pas à la hauteur, le plongeait dans un état mélancolique[6].

Il s’agit pour lui de faire « éclater les mots pour construire autre chose », dimension de création qui vient pallier le défaut de signification phallique initial. La biographie de Raymond Devos[7] témoigne d’une écriture maniaque, exaltation de la prise de la jouissance dans le signifiant. Il réveille sa femme la nuit pour lui lire ses textes, cherchant par-là un point d’arrêt à un déferlement de jouissance. Là où l’inconsistance logique de l’objet a dans la manie ne permet pas un lestage de la chaîne signifiante, la validation de sa femme prend une fonction éminente en capitonnant son discours, l’inscrivant dans l’Autre. 

Raymond Devos ne rit pas, il veut « secouer[8] ». Ses sketchs, tout en nous montrant jusqu’où on peut aller dans le hors discours, le pas-de-sens, régulent sa jouissance et donnent une direction à ce qui pourrait être l’infini, le sans limite ruineux de l’état maniaque.

Né en Belgique, à la frontière française de parents français, Raymond Devos est marqué dès son arrivée au monde d’un défaut, d’enregistrement à l’état civil français, défaut d’inscription initial dans le symbolique. Il a cherché longtemps ce qu’il pourrait faire de sa vie. Il a d’abord travaillé durant son adolescence au marché des Halles de Paris pour subvenir aux besoins de sa famille, dans lequel il a prélevé la gouaille langagière, ainsi que comme commis en librairie, occasion pour lui de dévorer les livres[9]. Il s’est ensuite orienté vers le mime, puis est passé par le théatre de cabaret, avant de finalement fixer son être sur le one-man show et incarner ce hors-discours émouvant l’Autre, trouvaille qui vient traiter sa jouissance et qui lui a plutôt réussi. 


[1] Rullier-Theuret F., « Raymond Devos ou la peur des mots », Langage et société, n°78, 19996, p. 98
[2] Ibid., p. 95.
[3] Miller J.-A., L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse, enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, 2008-2009, p. 155.
[4] Miller J.-A., « Clinique ironique », ouverture de la Ve Rencontre Internationale du Champ freudien, Buenos Aires, 1988, La Cause freudienne, n°23, 1993, p. 7.[5] Ibid.
[6] Pessis J., Raymond Devos, une biographie, Le cherche midi, 2022, p. 134-135.
[7] Ibid. p. 140.
[8] Devos R., « L’Express va plus loin avec Raymond Devos », L’Express, 29 janvier 1968.
[9] Pessis J., Raymond Devos, une biographieop. cit., p. 26.