L’acte aléatoire

Par Didier Mathey

Il y a quelques semaines, dans une ville ukrainienne, un homme tue un député, qui avait eu un rôle de premier plan sur la place Maidan en 2014. Ce n’est pas un crime politique. Cet homme était en difficulté dans sa vie et en attribuait la cause à la classe politique. Il dit que, s’il avait vécu dans une autre région, il aurait tué l’homme politique qui y aurait été de premier plan.

Il y a longtemps, lisant « Les folies raisonnantes – Le délire d’interprétation » de Paul Sérieux et Joseph Capgras, mon attention avait été attirée par le cas Aubertin[1], décrit comme « un malade qui, d’abord inventeur, réformateur, puis poète, pamphlétaire, finit magnicide dans des circonstances singulières : il s’agit d’Aubertin, qui tenta de tuer le ministre Jules Ferry, selon le type du délire de revendication. « Il entend rendre responsables ceux qui sont à la tête du gouvernement des échecs qui ne sont imputables qu’à son organisation mentale défectueuse ». « En 1887, condamné à un mois de prison, il s’écrie : « On entendra parler de moi » ». Il a été arrêté pour quelque malversation dans les affaires successives qu’il entreprenait souvent sans suite ou échouant lamentablement. Une « obsession de vengeance qui le poursuit, cette liste de victimes qu’il dresse, en mettant le nom d’un homme d’Etat à côté de celui de l’expert en écriture qui l’a déclaré insolvable, de l’avocat qui a plaidé contre lui, du magistrat qui l’a reconnu coupable, de l’ouvrier typographe qui l’a poursuivi, de sa belle-mère dont il prétend avoir à se plaindre ; ces verdicts qu’il rend, cette échelle de peines, cette loterie, ce choix de la victime laissé au hasard ». Finalement, il tire au sort sa victime, ne sachant trancher. Il échoue, à nouveau, et il demande alors à bénéficier d’une longue peine afin de pouvoir poursuivre tranquillement ses travaux de recherche. Le seul trait qui réunit les victimes listées est celui d’être responsable de ses malheurs.

Nous constatons régulièrement donc qu’un certain nombre de sujets psychotiques, lorsqu’ils sont arrêtés dans leur parcours de vie métonymique, passant d’une activité à une autre, soit par suites d’échecs, soit par intuition de l’échec à venir, soit parce qu’ils sont parlés par l’Autre et qu’ils sont happés par ce qui se présente à eux dans le monde, en imputent la faute à un autre, souvent en miroir de leur mégalomanie, donc cherchent à frapper un autre élevé socialement.

Il en est ainsi de Luigi Luccheni[2], qui, après quelques années au service d’un capitaine de l’armée italienne, demande à devenir gardien de prison. On lui refuse. Il envisage alors de tuer un certain prince, mais, lorsqu’il apprend que celui-ci a déjà quitter la ville, et apprenant que l’impératrice Elisabeth, dite Sissi, y est présente, prépare son acte à la hâte et la tue dans la rue avec une lime dans le cœur. Ce n’est pas un assassinat anarchiste, comme on le présente souvent et encore dans les appartement de Sissi à Vienne.

Il en est ainsi de Désiré Landru[3] qui, quand il est arrêté dans ses affaires louches qu’il développait sur le même mode qu’Aubertin, qui lui permettent de faire vivre sa famille, comme c’est la guerre, s’arroge le droit de tuer des femmes, qui portent le trait de disposer d’argent, sans autre considération d’âge, de beauté ou autre.

Il en est ainsi de Michel Fourniret qui interroge d’abord n’importe quelle adolescente sur sa virginité, avant que de se mettre à les tuer après sa rencontre avec Monique Olivier. Le seul trait qui les réunit est celui de la virginité supposée. On ne sait pas ce qui le conduisait à « se mettre en chasse » selon ses mots, ce qui l’arrêtait. Lui-aussi, comme Aubertin, se sent bien en prison, s’étant donné alors pour mission de réécrire correctement chacune des œuvres de Gustave Flaubert !

Il en est ainsi des tueurs de masse, dans les établissements scolaires ou autres lieux de rassemblements humains où les victimes sont tuées souvent au hasard, le plus souvent sans victime nommément désignée.

Il en est ainsi de l’adolescent qui a tué un professeur à l’entrée d’un établissement scolaire l’année dernière, ne trouvant pas celle qu’il envisageait de tuer.

Il y a donc un certain nombre de cas où le fait d’être arrêté provoque un acte dans lequel entre l’aléatoire, témoin du défaut de signification phallique qui empêche le psychotique de désigner nommément sa victime.


[1] Sérieux Paul & Joseph Capgras, Les folies raisonnantes – Le délire d’interprétation, pp. 248-251.
[2] Luccheni Louis, Mémoires de l’assassin de Sissi. Editions le Cherche-midi, septembre 1998.
[3] Voir les travaux de Francesca Biagi-Chai.