Juan Pablo Lucchelli
Préface de François Leguil
Présentation :
Quelle est l’importance du cas Anna Freud pour l’histoire et la théorie de la psychanalyse ? Quel est l’impact du texte de Freud « Un enfant est battu » qui proviendrait directement du cas d’Anna ? Prenant la forme d’une véritable enquête biographique, l’essai montre que tous les textes freudiens qui ont trait à la sexualité féminine doivent presque tout à l’analyse faite par Freud sur sa fille. L’histoire de ce suivi analytique reste pourtant énigmatique sauf à l’éclairer par la notion de contretransfert qui, pour une fois, prendrait toute sa pertinence. On n’ira pas jusqu’à affirmer que le père a scellé le destin de sa fille, mais force est de constater que les destins de Freud et de la psychanalyse se confondent avec l’histoire personnelle d’Anna Freud.
Juan Pablo Lucchelli est psychiatre, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Sexualités en travaux, avec Jean-Claude Milner et Slavoj Zizek, Autisme, quelle place pour la psychanalyse ? et Lacan, de Wallon à Kojève (éditions Michèle). Il est également l’auteur aux Presses universitaires de Rennes de Le malentendu des sexes, Métaphores de l’amour, Le transfert de Freud à Lacan et Ce que Lacan doit à Lévi-Strauss.
Introduction :
Le nom d’Anna Freud est souvent accueilli avec une certaine réserve, voire avec mépris, dans le milieu de la psychanalyse francophone. Cette posture critique provient d’une perception limitative de son apport théorique et clinique, considérant son travail comme fondamentalement restreint et aligné sur les positions les plus conservatrices de la psychanalyse. En effet, on lui reproche souvent de représenter un establishment psychanalytique rigide et autoritaire, voire dogmatique, associé à l’idée d’une « police » psychanalytique basée à Londres, exerçant une influence étouffante sur le développement du champ. L’emprise déterminante qu’elle a exercée pendant plusieurs décennies sur le mouvement psychanalytique international, dictant ce qui pouvait être considéré comme conforme aux enseignements de son père, lui a donné une place singulière. Ce contrôle a effectivement eu pour effet de marginaliser des figures innovantes, comme Mélanie Klein et Jacques Lacan, qui proposaient des perspectives nouvelles et parfois radicales.
Cet essai se concentre tout d’abord sur un aspect peu anecdotique, à savoir qu’Anna Freud a été analysée par son propre père pendant des années. En explorant la relation analytique entre Anna Freud et son père, on peut en effet voir émerger une influence beaucoup plus profonde de cette relation sur l’œuvre de Sigmund Freud lui-même. Cette recherche soutient que le suivi psychanalytique d’Anna par son propre père n’a pas seulement façonné la vie de sa fille, mais a également eu un impact décisif sur la pensée du fondateur de la psychanalyse.
Ce point de vue, largement sous-estimé, permet de relire certains textes clés de Freud à travers une nouvelle perspective. L’analyse d’Anna par son père a débuté en 1918, une période marquée par une recherche théorique intense de Freud sur des questions liées au fantasme et au masochisme. Peu de temps après, en 1919, il publie son texte « Un enfant est battu », une exploration complexe des fantasmes masochistes, un thème d’une importance capitale pour comprendre l’inconscient tel que Freud le conçoit, mais surtout une référence quand il s’agit de saisir ce que l’on doit entendre par fantasme dans la clinique psychanalytique. Ce texte de Freud, basé sur un nombre restreint de cas cliniques, révèle comment des fantasmes inconscients peuvent se cristalliser en phrases répétitives qui hantent le sujet. Nous démontrons, à travers l’étude de la correspondance d’Anna avec Lou Andreas-Salomé, que c’est son propre cas qui est pris comme exemple dans le texte de Freud. Par ailleurs, en 1922, Anna Freud, cherchant à devenir membre de la Société psychanalytique de Vienne, présente un exposé intitulé « Fantasme de fustigation et rêverie ». Ce travail n’est autre que l’étude de son propre cas, ce qui constitue un témoignage de son engagement dans le mouvement analytique. Le fait qu’Anna expose son propre fantasme de fustigation confirme l’hypothèse que Freud aurait été directement inspiré par cette analyse pour rédiger « Un enfant est battu ». Cette hypothèse amène à penser que Freud, sans le suivi analytique avec sa fille, n’aurait peut-être pas exploré ce fantasme de manière aussi approfondie, voire n’aurait pas publié son travail sur ce sujet.
Mais ce n’est pas tout. D’autres thèmes centraux de la psychanalyse, comme l’identification masculine chez les femmes, semblent également trouver une partie de leur origine dans l’analyse d’Anna avec son père : au-delà du texte sur le fantasme déjà évoqué, nous retrouvons un autre travail majeur de Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », lequel renvoie à son tour au texte « Un enfant est battu ». Anna Freud, quant à elle, explore dans ses écrits des notions qui résonnent avec son propre parcours, marqué par une identification forte à son père, qu’elle accompagne non seulement en tant que fille, mais aussi comme soutien intellectuel et psycho- logique pendant sa maladie. Si Freud appelait Anna « mon Antigone », à savoir non seulement une fille qui accompagne et guide son père vieux et malade, mais aussi et surtout un homme aveugle, c’est bien parce qu’elle aurait permis à Freud d’accéder à des territoires psychiques qu’il n’aurait pu explorer seul, contribuant ainsi de manière indirecte mais décisive à l’élaboration de certains concepts clés de la psychanalyse freudienne.
Sommaire :
- Anna (Freud) et ses soeurs
- La deuxième analyse d’Anna Freud
- Anna Freud, psychanalyste
- Le fantasme, selon Lacan
- Anna, Freud et la transmission de pensée
- Dorothy Burlingham
Prix : 18 euros

