Héritages

« Faites comme moi, ne m’imitez pas »


 

Le 12 juillet 1980, Lacan est à Caracas. Six mois après la Dissolution et à la veille de lancer ce qu’il nomme sa Cause freudienne, il s’adresse à ses lecteurs, ceux-là qui, depuis toute l’Amérique latine, sont venus, à son invitation, le rencontrer : « C’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez. Moi, je suis freudien [mfn] Lacan J., « La conférence de Caracas », Aux Confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 82[/mfn] », déclare-t-il. Ce jour-là, Lacan estime en effet « bienvenu » de dire à ce nouvel auditoire « quelques mots du débat [qu’il soutient] avec Freud, et pas d’aujourd’hui » [mfn] Ibid.[/mfn].
À la fin de sa vie, c’est donc au père de la psychanalyse que Lacan se réfère : « dès le départ », tout ce qu’il a écrit, disait-il à Pierre Daix en 1966, « est entièrement déterminé par l’œuvre de Freud » [mfn]Daix P., « Entretien avec Jacques Lacan », Bulletin de l’Association freudienne, no 23, juin 1987, p. 3. [/mfn]. Une façon, certes, de rappeler son fameux « retour à Freud ». Ce retour, pourtant, n’avait rien de religieux : dès le départ – et c’est ce que Lacan souligne à Caracas –, il prenait la forme d’un « débat » avec celui qui était « incompris, fût-ce de lui-même [mfn] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 40[/mfn] ». Car Lacan n’était prisonnier d’aucune « saga », pas même de celle du père [mfn]À l’instar du Shakespeare de Hamlet – dont Lacan fait une lecture magistrale dans le Séminaire VI[/mfn]. Tout jeune déjà, il manifestait le désir de tracer une voie hors des sentiers battus et déclarait, dans une lettre, détester « la “tradi” rétrograde  [mfn]Lacan J., « Lettre de Jacques Lacan à son père, 1918 », Lacan Redivivus, Ornicar ?, hors-série, Paris, Navarin, 2021, p. 154.[/mfn]».
Tout prédisposait donc Lacan à dénoncer la cohorte de fidèles, ceux-là même qui prétendaient hériter du père, mais qui avaient « eu tendance à substituer à l’appareil scientifique monté par Freud, l’appareil philosophique antérieur [mfn] Daix P., « Entretien avec Jacques Lacan », op. cit., p. [/mfn] ». Les gardiens de l’orthodoxie freudienne avaient en somme réussi cet exploit d’annuler Freud et d’en revenir – en rétrogrades – « à l’ancien rapport sujet-objet [mfn]Ibid.[/mfn] ». Lacan, en revanche, est « celui qui a lu Freud [mfn] Ibid., p. 3.[/mfn] », celui qui a saisi « la logique dans son œuvre » et qui l’a exprimée « par lettres et symboles, avec une rigueur comparable aux expressions de la nouvelle logique mathématique » [mfn]Ibid. [/mfn].
Ainsi l’attention de Lacan portée au texte révèle son attachement à une autre tradition. Non pas celle du « tradi rétrograde », mais celle qui le lie au signifiant, à rebours du sens, toujours religieux. C’est cette fidélité à sa cause, la cause freudienne, qui a fait de lui un authentique traducteur de Freud et qui a donné à son enseignement un style et une énonciation à nul autre pareils.
« Faites comme moi, ne m’imitez pas » Telle serait, selon Jacques-Alain Miller, la leçon de Lacan : « Justement parce qu’il se sentait avoir en charge le discours de la psychanalyse, il faisait tout pour déjouer, déconcerter [mfn] Miller J.-A., « D’où vient le Champ freudien ? », La Cause du désir, no 120, septembre 2025, p. 15.[/mfn] ». C’est dire combien Lacan a illustré pour nous la phrase de Goethe citée par Freud dans Totem et tabou : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder. [mfn]Freud S., Totem et Tabou, Paris, Points, 2010, p. 291-292. [/mfn] » La psychanalyse, en effet, ne se transmet pas au sens d’un héritage qui passerait de main en main. Chacun des auteurs de ce numéro le sait et a tenté de revenir sur les conditions d’une transmission possible du discours analytique, celui que Lacan a inventé à partir de Freud.

France Jaigu est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne

Sommaire

Éditorial
« Faites comme moi, ne m’imitez pas » – France Jaigu

L’orientation Lacanienne
D’où vient le champ freudien ? Jacques-Alain Miller

Héritages
À la cantonade – Christiane Alberti
La présentation – Jean-Daniel Matet
Le cas clinique – Carole Dewambrechies-La Sagna
L’impossible à enseigner – Isabelle Buillit
Sur fond d’impossible – Jérôme Lecaux
Le legs d’une expérience – Léa Caron De Fromentel
Un certain épuisement est nécessaire – Daniel Roy
Ce qui se transmet dans la langue – Gabrielle Vivier-Amici
Génération(s) – Michel Grollier
Relire la « Note sur l’enfant » – Yves Vanderveken
De quelques « bizarreries » freudiennes – Philippe De Georges

Clinique
Le vrai, le faux et le réel – Sonia Chiriaco
« S’enrouler dans les mots » – Françoise Haccoun
Dire autrement – Soledad Peñafiel
Le ton de la voix – Patrick Almeida
Le choix du silence – Nicole Borie
De l’immonde au monde – Rose-Paule Vinciguerra

États de la psychanalyse
La Théorie de Turin, une interprétation qui cause le désir d’École

L’entretien
Traduire Freud

Sur la passe
Une séparation douloureuse – Carolina Koretzky

Bibliothèque

Thinking With Your Eyes
Moon Museum – Gérard Wajcman

Auteur

Collectif

Rédacteur

France Jaigu

Éditeur

Navarin éditeur

Année

2025

Pages

192 pages

Prix

16 €