Le manque d’oubli
Si « Tout homme a bien éprouvé en lui-même ou observé chez d’autres, le phénomène de l’oubli [mfn]Freud S., « Sur le mécanisme psychique de l’oubli », Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, PUF, 1984, p. 99.[/mfn] », ce « raté de mémoire [mfn]Ibid., p. 107.[/mfn] » revêt cependant, pour celui qui en fait l’expérience, une signification à chaque fois singulière. Il est en « liaison intime avec des suites d’idées, qui se trouvent chez [lui] en état de refoulement [mfn]Ibid., p. 103.[/mfn] ». Dès 1898, s’attelant à reconstituer le mécanisme psychique à l’œuvre dans son oubli du nom de Signorelli – qui lui est pourtant si familier –, Freud élèvera ainsi ce qui est communément accepté comme une défaillance banale à la dignité d’une formation de l’inconscient, au même titre que le rêve, le lapsus ou l’acte manqué.
« Ce que, en l’homme, nous appelons l’inconscient », dira Lacan, c’est donc « la mémoire de ce qu’il oublie ». En oubliant, l’homme chasse de sa pensée « la puanteur, la corruption toujours ouverte comme un abîme » (car la vie, assène Lacan, « c’est la pourriture ») [mfn]Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 272.[/mfn]. Dormant sur ses deux oreilles, la tête posée sur le « mol oreiller » de l’oubli, il reste sourd à ce qui a fait trébucher sa parole, au dire, qui, du côté du réel, reste toujours oublié derrière le dit.
Ainsi l’oubli fait-il entendre, par-delà cette disjonction fondamentale, la « faille » qui, au cœur du sujet, « le met à distance de lui-même [mfn]Miller J.-A., « Des choses de finesse », La Cause du désir, no 119, mai 2025, p. 11.[/mfn] ». Le sujet de la psychanalyse est celui qui se loge au lieu du « il ne savait pas qui est proprement le signe de cette omission fondamentale où [il] vient se situer [mfn]Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit.,p. 277.[/mfn] ». Car, nous dit Lacan, « Ce qu’un sujet représente originellement n’est pas autre chose que ceci – il peut oublier. Supprimez ce il – le sujet est littéralement, à son origine, et comme tel, l’élision d’un signifiant, le signifiant sauté dans la chaîne [mfn]Ibid., p. 264.[/mfn] ».
C’est dire combien ce « qui se rappelle à nous dans les formations de l’inconscient [mfn]Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 58.[/mfn] » relève de ce manque à être qui afflige le sujet. Et ce manque à être, nous dit Lacan, nous pourrions l’appeler « manque d’oubli » : « Le manque d’oubli est la même chose que le manque à être, car être, ce n’est rien d’autre que d’oublier. [mfn]Ibid.[/mfn] » Aimer la vérité, comme aimer la psychanalyse, c’est reconnaître ce manque qui empêche l’homme de « coïncider avec lui-même [mfn]Miller J.-A., « Des choses de finesse », op. cit., p. 12.[/mfn] ».
Précieux rappel donc auquel nous convoque l’oubli en notre époque où le « mirage de l’identité [mfn]Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 86.[/mfn] » et d’un « être plein [mfn]Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 58.[/mfn] » « triomphe sur la scène du monde [mfn]Miller J.-A., « Des choses de finesse », op. cit., p. 11.[/mfn] ». Il vaut pour le psychanalyste aussi bien, dont l’acte ne saurait procéder du désir d’être psychanalyste. Jacques-Alain Miller met en garde ceux qui « ne songent plus à ce qui les a fondés comme analystes ». Il y a, dans la règle, poursuit-il, « oubli de l’acte dont ils sont issus. […] Une fois établis, ils tiennent l’inconscient comme un fait de semblant. L’élaboration de l’inconscient ne leur paraît pas un critère suffisant pour être analyste [mfn]Ibid., p. 14.[/mfn] ».
France Jaigu est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne
Sommaire
Éditorial
Le manque d’oubli – France Jaigu
L’orientation Lacanienne
Des choses de finesse – Jacques-Alain Miller
L’oubli
L’ombilic des jours – Véronique Pannetier
Quand « oublier » est au profit de sa propre cause – Pamela King
Du trou de mémoire au trou dans le savoir – Hélène de La Bouillerie
Ce qui reste oublié ou la logique du dire – Rodolphe Adam
De l’oubli du nom au surgissement d’un dire – Virginie Leblanc-Roïc
La certitude et l’oubli – Marie Laurent
Petit oubli et grand concept – Agnès Aflalo
Une mémoire sans oubli ? – Guillermina Laferrara
Oublié l’oubli – Camille Gérard
D’abîme en abysses – Deborah Gutermann-Jacquet
Clinique
L’oubliée – Cécile Wojnarowski
L’oubli comme symptôme – Hélène Guilbaud
Paroles d’amour – Sophie Lac
« Perte de mémoire » – Dominique Pasco
Entre deux – Laura Vigué
Amnésie infantile – Thierry Jacquemin
États de la psychanalyse
La raison de « l’homme quelconque » – Lorenzo Speroni
L’entretien
L’oubli à la trace – Hélène Bonnaud
Sur la passe
Suquetdepeix – Neus Carbonell
Bibliothèque
Thinking With Your Eyes
Méditation sur le sommeil – Pierre Sidon
Auteur
Collectif
Rédacteur
France Jaigu
Éditeur
Navarin éditeur
Année
2025
Pages
192 pages
Prix
16 €

